Par Guillaume Tronchet

La Cité internationale universitaire
de Paris en Mai-68

à travers les tracts conservés dans les fonds du Centre d’histoire sociale du XXe siècle

En Mai-68, la Cité internationale universitaire de Paris est un des lieux situés au cœur des contestations étudiantes(1). Déjà, au cœur de l’hiver 1967-1968, les résidents de plusieurs maisons ont initié une mobilisation contre les règlements intérieurs interdisant ici ou là – comme sur le campus de Nanterre – la circulation entre les pavillons réservés aux filles et ceux réservés aux garçons. L’appel aux forces de l’ordre le 20 avril 1968 pour protéger les locaux de la Fondation des États-Unis d’une manifestation de résidents est l’étincelle qui met le feu aux poudres. Dans la nuit du 20 au 21 avril, l’ensemble des forces politiques actives à la Cité, du centre-gauche à l’extrême gauche (trotskystes, maoïstes, etc.), s’unissent au sein d’un Comité de liaison inter-pavillons (CLIP)(2) autour de trois revendications : cogestion étudiante, liberté de circulation, franchise universitaire .

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Très vite, la direction de la Cité et ses relais étudiants traditionnels comme l’Association internationale des résidents (AIRCUP) sont dépassés. Favorable à un assouplissement des règlements, le Conseil d’administration de la Cité tergiverse cependant sur l’attitude à adopter face à une mobilisation croissante, des manifestations de plus en plus nombreuses dans les allées de la Cité, et un appel à la grève des loyers dans certains pavillons.

Après l’explosion du mois de mai 1968 dans le Quartier latin, et tandis que la Sorbonne commence à être occupée, plusieurs pavillons de la Cité connaissent le même sort. Le 16 mai 1968, des propos racistes tenus à l’égard des étudiants africains par un membre de la direction de la Maison des États et pays d’Outre-mer provoquent une occupation du pavillon rebaptisé « Maison de d’Afrique »(3). Le 22 mai, la Fondation hellénique, la Maison des étudiants portugais, le pavillon argentin et la Maison du Maroc sont occupés à leur tour, bientôt suivis par l’Espagne, les États-Unis, le Brésil et l’Italie. Le 31 mai, neuf pavillons sont ainsi occupés à la Cité tandis que dans les pavillons non occupés, la mobilisation est assurée par les comités de résidents et leurs délégués.

Cette mobilisation à la Cité n’est toutefois pas d’un bloc. Trois dynamiques se croisent, comme on le voit dans les tracts diffusés alors boulevard Jourdan et conservés aujourd’hui dans les fonds d’archives du Centre d’histoire sociale du XXe siècle.

Le premier enjeu des occupations est la satisfaction de revendications étudiantes portées de longue date : cogestion, liberté de réunion et de circulation, une dynamique surtout portée par le CLIP, dont les délégués des 32 pavillons de la Cité réunis les 26 et 27 mai 1968 créent quatre commissions « chargées d’étudier les problèmes généraux et techniques relatives à l’élaboration d’un nouveau statut de la Cité internationale »(4). Début juin, le CLIP se félicite de l’extension de son programme « à la quasi-totalité des pavillons »(5), que ce soit de façon autogérée dans les bâtiments occupés ou que ce soit en concertation avec la direction dans les autres bâtiments. En parallèle, d’autres occupants entendent promouvoir une nouvelle organisation de la vie étudiante et universitaire par la pratique.

Les comités d’occupation organisent des conférences, des débats, des spectacles et des activités culturelles ouvertes au plus grand nombre et selon un programme établi sur les bases de l’autogestion. « Place à la liberté ! »(6), proclame un tract du 1er juin 1968, en fustigeant « les manifestations culturelles dirigées d’en haut par une administration plus soucieuse d’ordre que d’innovations ». Au programme de la semaine du 4 au 7 juin 1968(7) par exemple : un débat avec Jean Vilar et une soirée « Vietnam Culture et Combat » le 4 juin ; des ballets du Cameroun le 5 juin ; des films sur les chants et danses du Laos le 6 juin ; une projection de films cubains le 7 juin.

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Au-delà des questions étudiantes, le deuxième enjeu des occupations de locaux est la promotion de la solidarité entre étudiants et travailleurs. Dans cet esprit par exemple, une commission ouvriers-étudiants s’active à la Maison internationale(8), la Maison du Portugal devient « Maison des travailleurs et étudiants portugais »(9), et le comité d’occupation de la Maison du Maroc diffuse des tracts appelant à « une plus grande solidarité entre ouvriers et étudiants marocains » pour dénoncer notamment « la situation scandaleuse de leurs frères ouvriers qui vivent entassés dans de véritables « ghettos » appelés bidonvilles »(10).

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De leur côté, des salariés de la Cité – à l’exemple des femmes de ménage(11) – se mobilisent également appelant à une « réduction du temps de travail sans diminution de salaire ; une augmentation des salaires ; la liberté syndicale ; la garantie de l’emploi »(12). Début juin 1968, la création d’une section syndicale pour l’ensemble du personnel de la Cité est aussi sur les rails(13).

La troisième dynamique enfin, qui permet de comprendre la logique de la mobilisation et des occupations à la Cité en Mai-68, procède des opposants aux régimes politiques dont dépendent les maisons occupées et qui ont trouvé dans la pratique de l’occupation un moyen de se réapproprier un lieu-symbole de leur pays d’origine pour en faire une tribune internationale propre à relayer leurs revendications anti-impérialistes, antiautoritaires et révolutionnaires. C’est le cas de la Maison d’Afrique, dont le changement de nom est clairement destiné à dénoncer le néocolonialisme français, de la Maison du Maroc, où la direction s’est enfuie et où les occupants font de leurs locaux « libérés » un lieu d’opposition au régime d’Hassan II, ou encore de la Fondation hellénique, dont la plupart des occupants, de tendance anarchiste ou d’extrême-gauche, appellent à « renverser la tyrannie fasciste de [leur] pays »(14). Au pavillon argentin, les occupants dénoncent la mainmise de la dictature militaire sur l’institution et rebaptisent le bâtiment « Pavillon Che Guevara » avec le soutien d’une cinquantaine d’intellectuels français, espagnols et latino-américains(15) dont Fernando Arrabal, Carlos Barral, Marcel Bataillon, Michel Butor, Simone de Beauvoir, Julio Cortazar, Carlos Fuentes, Jean-Luc Godard, Gisèle Halimi, Michel Leiris, Gaétan Picon, Christiane Rochefort, Claude Roy, Nathalie Sarraute, Jean-Paul Sartre, Antonio Segui, Mario Vargas Llosa, etc.

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Tandis que chacun des comités d’occupation développe son propre programme politique et culturel, des réunions communes aux maisons occupées(16) s’organisent, à l’image de ce débat en juin 1968 sur « les causes nationales et causes internationales des occupations » ou ce grand « Meeting des pavillons libérés de la Cité universitaire » à la Maison internationale en présence de plusieurs personnalités(17) : Beauvoir, Duras, Sarraute, Sartre, Semprun, etc. Des meetings communs de soutien aux étudiants étrangers expulsés – dont des résidents de la Cité – sont également organisés, comme le 28 juin, en présence de Marguerite Duras, Christiane de Rochefort, Pierre Vidal-Naquet et Maître Michèle Beauvillard(18).

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À la mi-juin 1968, les mobilisations à la Cité amorcent une décrue. Comme ailleurs en France, les occupations cessent peu à peu, tandis que le CLIP a entamé des négociations avec la direction de la Cité pour modifier le règlement intérieur. Un texte est élaboré – baptisé « Charte de la Cité » – qui permet de prendre en compte plusieurs revendications étudiantes (liberté de circulation, participation des étudiants à la gestion de la Cité).

Le calme antérieur ne revient cependant pas tout à fait. Mai-68 a en effet ouvert un espace d’expression à des luttes sociales et politiques qui agitaient déjà les étudiants français et étrangers de la Cité, mais qui n’étaient jusque-là pas très visibles et peu structurées. Au tournant des années 1960-1970, grèves étudiantes et occupations de locaux vont désormais faire partie du quotidien du boulevard Jourdan.

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