Par Arthur Roth

Des G.I sur les barricades de mai-juin 68

Si l’année 1968 s’ouvre avec l’offensive du Têt, un autre front se développe dans cette guerre du Vietnam. Sur le sol de l’État étasunien comme dans ses casernes disséminées à travers le monde, la contestation s’étend. En République Fédérale Allemande 200 000 G.I attendent leur possible envoi sur le territoire vietnamien. Dans leur grande majorité ce sont des engagés volontaires qui pensaient faire leurs 4 ans de service en Europe mais qui sont rapidement rattrapés par la guerre froide. Dès la fin 1966, certains décident de mettre crosse en l’air et de quitter la caserne. Ces premières désertions amènent tout d’abord ces jeunes hommes à Amsterdam. Mais ils doivent rapidement quitter la ville, car l’appartenance des Pays Bas à l’O.T.A.N. rend impossible leur implantation en ce pays. C’est dans ce contexte que certains d’entre eux arrivent en France.

Après quelques mois de clandestinité, et alors que les journaux commencent à se pencher sur la question, un déserteur est interpellé par la police. Dans la nuit du 8 au 9 mai, Louis Armfield, un déserteur noir, sans papier, est amené au poste pour vagabondage. Le pouvoir se retrouve contraint de prendre position : va t-il légaliser la situation des déserteurs ou les remettre aux États-Unis ? Les soutiens d’Armfield obtiennent gain de cause. Il est relâché avec un permis de séjour(1).

C’est ainsi que les déserteurs obtiennent une situation légale en France. Légale mais précaire : les permis de séjours doivent être renouvelés en moyenne tous les 2 mois, il leur est interdit de se mêler de politique et les services de l’État ne leur fournissent aucune aide. Les déserteurs cherchent un soutien, qu’ils vous trouver auprès des organisations pacifistes – tel le Centre Quakers International et le Mouvement de la Paix entre autres-, ainsi que dans la communauté anglophone.

Il faut attendre plusieurs mois avant que, poussées à la fois par la nécessité de s’organiser pour faire face au quotidien et le désir de transcender leurs actions individuelles de refus de la guerre en une lutte politique, apparaissent des organisations de déserteurs. Les déserteurs se disent qu’en s’occupant de la politique de leurs pays ils ne contreviennent pas à leur obligation de silence ; et cela les rassure. Fin 1967 apparaît le premier groupe autonome de déserteur : R.I.T.A, pour Resist Inside The Army. Influencé par l’American Servicemen Union, sa forme est avant tout celle d’un syndicat pour soldats. Son objectif n’est donc pas de promouvoir la désertion, mais d’aider à la création d’un rapport de force à l’intérieur même des casernes. Début 1968 apparaît Second Front, cette organisation est sur le principe à l’opposé de RITA : elle considère la désertion comme le seul outil efficace contre la guerre du Vietnam et se targue d’appartenir à la New Left. Faisant le lien entre les deux, mais penchant plus du côté de Second Front, est créée la French Union of Americans Deserts and Draft Resister (FUADDR) dont l’objectif est de mettre en commun les ressources : argent, offres d’emplois et de logements. Avec l’apparition de structures officielles, le nombre des déserteurs augmente. Le 8 mai, une estimation de la FUADDR fait état d’une quarantaine d’entre eux sur le sol français – rappelons que RITA refuse de communiquer le nombre de ses membres(2). Ce développement rapide permet aux déserteurs de s’impliquer dans la contestation française à tel point qu’on les réclame ! C’est ainsi que des mouvements étudiants les invitent à divers meetings dans des universités.

Cette alliance naissante, contre la guerre du Vietnam, va entraîner les jeunes étasuniens dans les événements de mai-juin 1968.

L’histoire de Dick Perrin, un membre de RITA est un bon exemple, quoi que sans doute le plus radical :
Début mai, Dick est invité à témoigner contre la guerre, à Nanterre. Ce sera un meeting. Mais, pour sa sécurité, on lui déconseille de s’y rendre, car la police pourrait trop facilement l’interpeller. Comme, entre temps la faculté de Nanterre est fermée sur décision de son doyen, le meeting est transféré à la Sorbonne. La menace de l’intervention policière semble donc écartée : la police n’entrera jamais dans la Sorbonne, pense le déserteur. Pas de chance pour lui : la date retenue pour le meeting est le 3 mai 1968. Entre temps la rumeur selon laquelle des militants d’Occident s’apprêteraient à attaquer la rencontre fait tache d’huile. La faculté se transforme en forteresse, et la tension monte à un tel point que la police finit par entrer dans la Sorbonne à la demande du recteur. Le mois de mai 1968 a bel et bien commencé ! Le jeune déserteur échappe de peu à la rafle grâce à l’intervention de Paul Ricoeur, alors professeur à la Sorbonne. Celui-ci le fait passer pour son aide de cours ! Après avoir réussi à quitter la Sorbonne, Dick croise un poète noir rencontré quelques jours plus tôt, lors d’un meeting de soutien au black power. Il se cache quelques heures chez lui. Puis l’ex G.I retourne au Quartier latin, se mêle aux discussions et se laisse emporter jusqu’à la première barricade. Durant les affrontements qui s’y déroulent, un étudiant du S.D.S Ouest Allemand est blessé ; sa jambe est dardée des éclats d’une grenade de désencerclement. Après plusieurs heures de combat, alors que les émeutiers refluent vers la rue de la Contrescarpe, Dick quitte le champ de bataille et s’abrite avec une vingtaine de personnes dans un hall d’immeuble en attendant la fin des affrontements. Le lendemain, il rend visite à l’allemand blessé, dans un appartement où se retrouve les militants du S.D.S allemand. Ces militants étrangers ont peur de se rendre à l’hôpital où, pensent-ils, ils risquent d’être remis à la police ; ce qui n’est pas infondé car les services d’urgences fourniront à la préfecture les listes des personnes blessées. Réflexion inutile ! Car, quelques minutes après l’arrivé de Dick, les forces de l’ordre envahissent l’appartement. Les militants allemands ont tout juste le temps de cacher leur ami déserteur avant d’être tous embarqués et expulsés du territoire. Inquiété par cet événement, le jeune homme préfère alors quitter Paris le temps des troubles.

Si l’histoire de Dick Perrin est la plus documentée, il en est d’autres, autour des manifestations, qui mériteraient qu’on s’y arrête. Ainsi, le 5 mai Warren Hamerman, un insoumis, subit une charge policière alors qu’il est, selon sa déclaration, avec un groupe de touristes. L’assaut doit être violent car il se retrouve à l’hôpital. Là-bas la police obtient son identité dans le registre des admissions(3). Le 6 mai, Alfred Schmidt, qui a déserté et rejoint la France en avril 1968, est arrêté alors qu’il veut quitter la rive gauche de la Seine où doit avoir lieu une manifestation(4). Dans La France des années 1968 à la page 222 l’on trouve deux autres noms d’étasuniens actifs sur les barricades. Ceux de Buster Miselman et de George Wuerth(5). Et nul doute qu’on en trouverait d’autres dans les archives des Renseignements généraux français, et dans celles des services secrets de la police militaire étasunienne. Il y eut des victimes, certes. Mais des témoignages montrent aussi une réelle volonté d’en découdre. Ainsi les propos de Max Watts, un citoyen étasunien impliqué dans l’aide à la désertion. Il raconte que, lors de la nuit des barricades du 10-11 mai, il était en compagnie de deux déserteurs. Lors ce que la nouvelle des affrontements leur parvient Max Watts résume leur réaction en une phrase : « Let’s go to the barricades, fight the pigs ! ». Soit : « Allons aux barricades affronter les porcs ! »

On le voit, individuellement ces jeunes étasuniens s’impliquent rapidement dans les affrontements. Cependant la priorité de leurs organisations reste avant tout d’assurer leurs pérennité. Les événements prévus ne sont pas annulés et, lorsque le 8 Mai, une conférence de presse est donnée par la FUADDR pas un mot n’est prononcé sur les événements parisiens(6). Enfin la liaison s’établit à l’initiative des étudiants français qui offrent la salle 216, à Censier, pour une permanence étasunienne. Les déserteurs peuvent difficilement refuser cette proposition : une permanence dans la faculté occupée les protégera forcément des rafles de la police(7)! Ils se retrouvent donc dans cette salle avec d’autres citoyens étasuniens, principalement des étudiants. Malgré la promiscuité, aucun texte collectif n’émergera. Que ce soit les déserteurs ou les étudiants étasuniens, aucun n’a délaissé les problématiques propres à son milieu.

Les off-base resisters attendront le 21 mai pour officialiser leur solidarité avec les étudiants en lutte. C’était durant une conférence de presse, la première du mouvement qui ait fait l’objet d’une publicité. Signé par la FUADDR le message est clair. Les déserteurs se présentent comme des réfugiés politique appartenant en majorité à la new left. Cette appartenance politique les encourage à mettre en avant l’aspect international des événements : occupation d’universités à Colombine et Paris, mouvements ouvriers français et espagnol, victoire des révoltes noires et sud-vietnamiennes… Pour eux la lutte qui se joue en France se situe bien dans le même front que celui qu’ils occupent, et la conclusion se veut offensive :
« Nous nous joignons à vous, étudiants français, qui occupez l’Université de Paris ; nous vous prêtons notre appui, vous, ouvriers français qui avez saisi le pouvoir dans vos usines. Nous promettons de nous joindre à vous dans vos actions contre notre ennemi commun. »(8).

Tract de l’union française des déserteurs américains

Le gouvernement gaulliste semblant perdre du terrain les déserteurs en profitent, d’autres conférences de presse vont succéder à cette première. Le 22 mai, un nouveau texte est diffusé. Il axe son propos sur la concordance des guérillas tiers-mondistes et des mouvements étudiants dans le bloc de l’Ouest. La lutte contre la guerre du Vietnam a cette fois droit à une place plus importante(9). Le lendemain, un dernier texte adressé aux G.Is restés dans les casernes les encourage à déserter(10).

Communiqué de l’Union française des déserteurs américains à ceux qui se sont engagés dans les forces armées

Si toutes les organisations se sentent solidaires des étudiants et ouvriers français, le retour rapide de la FUADDR vers ses questions de prédilection s’explique en partie par ses divers composants. Il semble que les membres de RITA aient désapprouvé dès le début tout soutien officiel aux émeutiers, jugeant que cela mettrait en danger les déserteurs. Second Front republie en août un article écrit peu après le 30 mai pour la Tribune du 22 mars. Dans ce texte, le groupe déclare assumer son soutien au communiqué du 21 mai, mais rappelle que l’objectif principal de leur organisation reste la lutte contre la guerre du Vietnam. Pour ce faire, Second Front donne à son travail, dès le mois de juin, trois objectifs : soutenir les Vietnamiens aux négociations de Paris, préparer la résistance à la répression qui suivra la fin des événements et s’orienter vers la communauté étasunienne en France(11).

Bien que les déserteurs se sentent solidaires du mouvement français, mai-juin 1968 est avant tout pour eux l’expérience de la répression : le statut doublement spécial d’étranger et de fugitif les expose à la double peine. Même si d’un côté cette répression aveugle du pouvoir favorise l’unité, créant une expérience commune, de l’autre, l’échec du mouvement révolutionnaire condamne les out of base resister à stopper l’extension de leur expérience. Des déserteurs continuent certes à arriver en France durant les mois et même les années qui suivent, mais leur statut est très précaire et leurs organisations en pâtissent. De fait, l’hexagone devient avant tout un simple lieu de passage – comme Amsterdam avant lui – menant à la Suède Alors que leur cause devenait de plus en plus médiatique les déserteurs furent finalement effacés par les événements de mai-juin 1968.