Par Burleigh Hendricksson

La Tunisie et les Tunisiens en France en 1968

Mai 68 en France évoque plusieurs images connues : les étudiants en face à face avec les autorités françaises, les leadeurs syndicaux – pour une fois pendant un moment exceptionnel – unis dans la rue et des affiches iconiques dénonçant le pouvoir étatique. Malgré la présence des slogans tels que « travailleurs français et immigrés tous unis » et des historiens de plus en plus intéressés par l’action des immigrés depuis 2008(1), l’histoire des étudiants étrangers en mai 68 reste pour l’essentiel à découvrir. Cette exposition virtuelle nous aide à comprendre l’expérience vécue en France par les étudiants étrangers, qu’il s’agisse de solidarité, de collaboration avec leurs homologues français ou de leur rapports avec leurs pays d’origine.

L’exemple ici traité est celui des étudiants tunisiens. Il y avait alors plus de 3000 étudiants tunisiens à l’étranger, dont la plupart résidaient en France(2). Pour bien comprendre leur mobilisation en France, il nous faut d’abord considérer la situation politique en Tunisie dans ces années 1960. Il y avait eu un mars 68 en Tunisie. Comme à Paris ou dans de nombreuses villes universitaires dans le monde, les étudiants avaient fait des campus les lieux de la contestation, contre l’administration des systèmes d’éducation et parfois contre l’Etat. Cela avait été le cas à l’Université de Tunis quand les étudiants avaient demandé la libération de Mohamed Ben Jennet en mars 1968, peu après sa condamnation à 20 ans de travaux forcés pour avoir organisé une manifestation pendant la Guerre de Six jours en juin 1967.

Les documents réunis au CHS montrent bien les deux versants de la confrontation entre les jeunes militants et les autorités du nouvel état tunisien (qui n’est plus protectorat français depuis 1956). Avec le pamphlet, La Vérité sur la subversion à l’université de Tunis, on a la version des événements proposée par le Parti Socialiste Destourien (PSD), parti unique sous le régime du héros du mouvement nationaliste et premier président tunisien, Habib Bourguiba(3). Ce document, publié seulement quelques mois après le déclenchement des événements de mars, s’en prend au mouvement universitaire en dénonçant trois groupuscules : le groupe Communiste, le groupe « Perspectives » et les groupuscules Baâthistes. Selon le PSD, ces trois mouvements étaient anti-nationaux et manipulés par les étrangers, entre autre le parti communiste français (donc les anciens oppresseurs coloniaux), les maoïstes et autres « agents de Pékin » , les disciples du nationaliste arabe syrien Michel Aflak.

Ces archives contiennent des numéros de revues parues en 1968, et qui réagissent à la répression organisée par l’État(4). En juin 1967, des membres du GEAST organisent une manifestation devant les ambassades américaine et anglaise contre le soutien tacite de la politique occidentale dans le conflit israélo-arabe par le régime de Bourguiba. Lors des confrontations avec les forces de l’ordre et les milices, la manifestation dégénère et le régime trouve son bouc émissaire dans la figure de l’étudiant en théologie à l’université religieuse de la Zitouna au centre de Tunis, Mohammed Ben Jennet.

Suite à la visite en janvier 1968 du vice-président américain Humphrey, les étudiants de l’université de Tunis se mettent en grève du 15 au 19 mars(5). Ils dénoncent la répression et demandent la libération de Ben Jennet. 2000 étudiants occupent salles de classe et amphithéâtres. Le gouvernement envoie alors les forces de l’ordre pour évacuer le campus et fermer l’université. Il y a des centaines d’arrestation et création en juillet 68 d’une cour spéciale pour juger les crimes contre la sûreté de l’état.

Les archives donnent à voir la version estudiantine de ces événements, la réaction des militants tunisiens à Paris ainsi que les multiples références aux mouvements indépendantistes du Vietnam et de Palestine. Les étudiants en Tunisie risquaient beaucoup plus qu’à l’étranger pendant que les étudiants tunisiens de France soutenaient le mouvement tunisien. Ils se communiquaient les faits et actualités au public international. En outre, les documents du GEAST montrent que les Tunisiens, pour aider leurs camarades arrêtés, emprisonnés et torturés travaillaient en France avec des associations françaises ou internationales d’aide aux prisonniers politiques, telle l’Association Internationale des Juristes Démocratiques, basée à Paris(6). On voit ainsi comment, à ce moment clé du mouvement social mondial se positionnait la gauche tunisienne, ainsi que le régime lui-même. On voit également les solidarités transnationales de même que les débuts d’un mouvement tunisien pour les droits de l’homme qui se développera au cours des années 70 et jusqu’à nos jours(7).