Par Jean-Pierre Le Foll-Luciani

Ces trois documents conservés dans les archives du Centre d’histoire sociale émanent d’un comité constitué en France après le coup d’État du 19 juin 1965, et qui demeure actif en 1968-1969. Nommé « Pour la défense d’Ahmed Ben Bella et des autres victimes de la répression en Algérie », ce comité témoigne de la reconfiguration, dans la France de la seconde moitié des années 1960, des engagements politiques liés à l’Algérie. Ces documents permettent en effet de suivre les trajectoires politiques de Français se désignant eux-mêmes comme des « amis du peuple algérien », depuis leur soutien à la lutte de décolonisation algérienne et au premier gouvernement issu de l’indépendance jusqu’à la dénonciation du régime issu du coup d’État. Ils permettent donc de questionner la situation politique en Algérie, ainsi que les liens entre militants algériens et français entretenus en France comme en Algérie après l’indépendance.

En Algérie : entre coup d’État, opposition et répression

Début 1965, Ahmed Ben Bella, premier président de l’Algérie indépendante, est de plus en plus isolé du fait de la mise à l’écart et de l’opposition croissante de nombre de ses anciens soutiens. Houari Boumediene, vice-président du Conseil et ministre de la Défense, coalise une partie de cette opposition, dépourvue d’unité politique, et met en œuvre un coup d’État militaire le 19 juin 1965. La plupart des ministres et des dirigeants du Front de libération nationale (FLN), parti unique issu de la lutte d’indépendance, se rallient au nouveau président. Ben Bella et plusieurs de ceux qui lui restent fidèles sont immédiatement emprisonnés.

Le coup d’État ne provoque pas de mouvement d’opposition de grande ampleur dans la population, même si plusieurs manifestations spontanées sont réprimées. Les forces politiques algériennes sont divisées quant à l’attitude à adopter. Leurs militants s’interrogent sur le sens de ce putsch : témoigne-t-il avant tout de rivalités de pouvoir au sommet du FLN, ou résulte-t-il de divergences idéologiques ? Dans un contexte où les coups d’État soutenus par les puissances occidentales se multiplient dans les anciennes colonies, le 19 juin résulte-t-il d’une intervention des « impérialistes » contre le « socialisme » algérien ? La situation est d’autant plus confuse que le nouveau pouvoir, qui affirme que Ben Bella était un « tyran », revendique lui aussi le référent « socialiste » et prétend œuvrer pour « [l’]indépendance nationale et le développement de [l’]économie au profit en premier lieu, des couches déshéritées ».

Dans les rangs du parti unique FLN et de ses organisations « de masse », certains se rallient au régime. D’autres, notamment à la tête des organisations syndicales et étudiantes, clament leur opposition au coup d’État. D’autres encore se montrent attentistes et souhaitent juger sur pièce le régime.

Les mêmes fluctuations se font sentir parmi les milliers de membres du Parti communiste algérien (PCA), interdit depuis novembre 1962 mais soutenant le régime de Ben Bella, ainsi que parmi les milieux « pieds-rouges », composés de Français et d’étrangers ayant rejoint l’Algérie après l’indépendance pour y contribuer à l’édification du « socialisme ». Déjà opposants au régime sous Ben Bella, le Front des forces socialistes (FFS) et le Parti de la révolution socialiste (PRS) poursuivent pour leur part leur existence clandestine.

Quelques semaines après le 19 juin, une organisation clandestine d’opposition au coup d’État est mise sur pied : l’Organisation de la résistance populaire (ORP), qui regroupe une partie de ce qu’il est convenu d’appeler la « gauche » du FLN, la direction et des militants de base du PCA, ainsi que des « pieds-rouges » proches de Ben Bella. Dans sa première déclaration datée du 28 juillet 1965, l’ORP appelle à « entreprendre la lutte sous toutes les formes contre les étrangleurs de la République, pour la sauvegarde de l’indépendance nationale menacée et pour le triomphe de la révolution socialiste ». Les tracts qu’elle diffuse durant l’été 1965 développent l’idée d’un coup d’État servant les intérêts du « néo-colonialisme » occidental et des « réactionnaires » à l’intérieur du pays, et une partie de sa direction envisage de mener des actions armées à l’encontre des putschistes. Faisant l’éloge de Ben Bella, l’ORP prétend en outre être la véritable héritière du FLN, dont elle utilise le sigle.

Fragile et infiltrée par des agents de la Sécurité militaire (SM), l’ORP est rapidement frappée par la répression. Plusieurs dirigeants et de nombreux militants sont arrêtés à la fin de l’été 1965, tant et si bien que ses dirigeants prennent la décision de dissoudre l’organisation à la fin de l’année 1965. Les militants issus du PCA ayant échappé à la répression créent alors une nouvelle organisation, le Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS), qui revendique un temps le sigle ORP. De leur côté, une partie des opposants issus de la « gauche » du FLN créent en France le Rassemblement unitaire des révolutionnaires (RUR), qui revendique lui aussi un temps le sigle ORP tout en se présentant comme un « FLN clandestin ».

En France, la réactivation de réseaux de la guerre d’indépendance

L’ensemble de ces événements est suivi de près par les milieux politiques liés à l’Algérie dans l’ancienne métropole. Comme en témoignent les publications du Comité, c’est surtout en réaction à la répression que ces milieux se mobilisent. La répression consécutive au 19 juin se déroule en plusieurs phases. D’abord exercée à l’encontre du président et de son entourage durant le coup d’État lui-même, elle vise ensuite ceux qui affirment leur opposition au putsch. Après la disparition de l’ORP, elle s’exerce par vagues contre d’autres militants, notamment ouvriers, étudiants et intellectuels, et ne faiblit pas avant le début des années 1970. Dans un contexte de sous-judiciarisation de la répression et où les autorités ne souhaitent pas toujours rendre publics les arrestations opérées et les lieux de détention, les publications du Comité constituent des documents précieux pour établir la chronologie et les cibles de la répression.

Constitué en septembre 1965 autour d’un appel regroupant bientôt plusieurs centaines de signataires, le Comité insiste particulièrement sur les méthodes de cette répression, qui font écho à celles utilisées massivement par les autorités françaises à l’encontre des militants algériens durant la guerre d’indépendance : expulsions du territoire, assignations à résidence, enfermements sans jugement, tortures. Le Comité soutient ou est à l’origine de plusieurs publications, parmi lesquelles L’Arbitraire – récit des tortures subies par le dirigeant du PCA et de l’ORP Bachir Hadj Ali – et Les torturés d’El Harrach, tous deux parus aux Éditions de Minuit début 1966. Dans le second ouvrage, les récits de militants torturés sont introduits par Robert Merle – président du Comité – et Henri Alleg. Ce dernier, qui avait relaté les tortures que lui avaient infligées des militaires français dans La Question, paru chez le même éditeur en 1958, écrit en 1966 que les tortionnaires algériens sont de la « même race » que les tortionnaires français, et que leurs méthodes sont en continuité avec la répression coloniale.

Face à cette continuité, des personnalités et des réseaux français actifs durant la guerre d’indépendance se remobilisent pour soutenir les victimes de la répression post-coloniale en lançant des actions déjà mises en œuvre lors de la guerre d’indépendance : solidarité financière envers les détenus, envoi d’avocats en Algérie, meetings de solidarité, appel aux autorités internationales, publications d’ouvrages. Ces mobilisations passent par la réactivation de liens entre des militants français et algériens de part et d’autre de la Méditerranée, puisque de nombreux militants algériens résident comme durant la guerre en France, tandis que des « pieds-rouges » français résident en Algérie depuis l’indépendance.

Dans les lettres du « pied-rouge » trotskiste Albert Roux, torturé en septembre 1965 par la police algérienne, comme dans les bulletins du Comité de 1968-1969, les victimes françaises et les opposants français à la répression nommément cités ont tous joué un rôle durant la guerre d’indépendance en tant que membres des réseaux de soutien au FLN, intellectuels et artistes engagés contre la guerre, ou encore avocats défendant des militants algériens. Pour des raisons de sécurité, aucun nom de militant algérien résidant en France n’apparaît dans ces documents. Mais il est évident que le Comité est lié à des militants immigrés, dont certains, plus ou moins clandestins, sont arrivés précipitamment après le coup d’État puis suite aux différentes vagues répressives, et fournissent au Comité des informations sur la répression.

Un moment charnière, entre déception en France et réactivation de l’enthousiasme révolutionnaire en Algérie

Écrites en septembre-octobre 1965, les lettres d’Albert Roux témoignent de la profonde déception qui gagne certains Français qui s’étaient engagés aux côtés du FLN et avaient cru que l’Algérie verrait la réalisation de leurs projets « socialistes ». « Je ne puis admettre de voir des hommes que j’ai considérés comme mes frères déshonorer l’Algérie nouvelle », écrit Albert Roux à l’ambassadeur d’Algérie en France, tandis que Robert Merle écrit en février 1969 au même destinataire que le silence sur le sort de l’ancien président Ben Bella « entretient un grave malaise chez les amis les plus fidèles de la Révolution algérienne. »

Leurs espoirs déçus, les membres français du Comité restent attachés à la figure de Ben Bella, survalorisé dans leurs publications et présenté comme un révolutionnaire exemplaire.

Les conditions de son arrivée au pouvoir par la force après les luttes intestines entre factions du FLN durant l’été 1962 sont passées sous silence, de même que le verrouillage du champ politique et des institutions opéré sous son régime, présenté comme émanant de la souveraineté populaire.

Et si l’usage de la torture sous Ben Bella contre les opposants politiques est reconnu, Robert Merle affirme que l’armée l’aurait pratiquée contre le gré du président. Cette idéalisation de Ben Bella contraste avec les publications d’autres « amis du peuple algérien » conservées dans les archives du CHS. Le journal du Parti socialiste unifié (PSU), L’Action, critique par exemple après le coup d’État la « faillite du Benbellisme », et met en garde les militants français contre un jugement trop hâtif envers le nouveau régime.

En mai-juin 1968, le bulletin du Comité affirme que l’expérience dira ce qui l’emportera entre la « position anti-impérialiste » défendue verbalement par le président Boumediene et le « mépris de l’homme » pratiqué à l’intérieur du territoire. Il est vrai qu’à partir de 1967-1968 surtout, malgré des méthodes répressives toujours aussi brutales contre ses opposants supposés ou réels, le régime de Boumediene gagne en popularité sur le sol algérien, y compris parmi d’anciens opposants au coup d’État. Des manifestations populaires en phase avec le gouvernement ont lieu au moment de la guerre israélo-arabe de juin 1967 puis lors du Festival panafricain d’Alger en juillet 1969, tandis que les dirigeants du PAGS et certains militants emprisonnés s’adressent au président Boumediene dans un esprit de dialogue et soutiennent ses orientations « socialistes » et « anti-impérialistes ». Ce mouvement de popularité du président Boumediene culminera en 1971 avec la nationalisation des hydrocarbures et, plus encore, avec la réforme agraire. Cette dernière semble relancer, notamment dans la jeunesse algérienne politisée, l’enthousiasme révolutionnaire des premiers temps de l’indépendance. En ce sens, l’expérience du « volontariat » de jeunes urbains auprès de paysans pauvres permet sans doute de parler d’un « 68 » algérien. L’attitude des « amis du peuple algérien » et des militants algériens de France face à ces inflexions reste toutefois à explorer.